CHAPITRE VII

La fausse caméra à la main, la batterie suspendue à l'épaule, l'agent du 54/12 aux lèvres lippues parut sur le seuil de l'immeuble et jeta un regard circulaire avant d'aller ouvrir la portière arrière de la Buick Electra, arrêtée en bordure du trottoir désert.

La circulation était assez réduite à cette heure de la nuit et les rares automobilistes pressés de rentrer chez eux, n'avaient aucune raison de s'étonner de voir cet homme ouvrir la portière à l'approche de ce couple qui sortait de l'immeuble. Fermant la marche, le second individu porteur de caméra venait de paraître.

Forrest s'effaça pour laisser entrer la jeune femme, puis il se baissa pour franchir à son tour la portière. C'est alors que deux coups de feu claquèrent, tout proches, assourdissants.

Les deux agents du 54/12 s'écroulèrent, touchés à la poitrine, tandis que Dorval, garé à une dizaine de mètres de l'autre côté de l'avenue, lançait son moteur.

Des volets s'ouvrirent, à la façade des immeubles voisins mais la jeune Russe et son compagnon ne s'en souciaient guère. Ils sortirent précipitamment de la Buick et virent accourir Monica qui leur criait :

— Les caméras ! Récupérez les caméras !

Ils arrachèrent aux deux tueurs leur harnachement et s'engouffrèrent ensuite dans la Ford qui démarra sur-le-champ avant même que ne fussent refermées les portières !

Aux fenêtres, de plus en plus nombreuses à s'ouvrir, des gens apparaissaient, alarmés par ces coups de feu ; une femme se mit à hurler comme une hystérique. Au loin, un sifflet de policeman lui fit écho...

Dorval avait emprunté la première rue à gauche, tandis que Forrest s'exclamait :

— Merci, Ray ! Sans toi et Monica, nous avions droit à notre dernière promenade !

— Nous aussi, Harry, nous avons bien failli avoir droit à une... crise cardiaque ! fit Monica en narrant brièvement leurs propres mésaventures.

Dorval roulait à grande vitesse, changeait fréquemment de direction afin de dérouter d'éventuels poursuivants.

— As-tu une idée du quartier où nous sommes, Harry ?

— Tu viens de traverser le Brand Boulevard ; l'avenue où tu t'engages, qui grimpe raide, c'est la Mountain Street, nous sommes donc au nord du district de Glendale. A gauche, par-delà les immeubles, on aperçoit le versant est des Verdugos Mountains.

Débouchant à un carrefour à une vitesse fortement déconseillée par le code de la route, la Ford faillit télescoper un véhicule arrivant de la droite !

S'il s'était agi du véhicule d'un particulier, celui-ci se fût contenté sans doute d'abreuver d'injures ce « chauffard », mais il s'agissait d'une voiture de la police ! Ses occupants ne semblant guère avoir apprécié cette façon de conduire, ils se lancèrent aussitôt à la poursuite de l'auteur du délit !

— Manquait plus que ça ! grommela le Français en virant à gauche pour s'engager dans une avenue grimpante, bordée de villas.

Sirène hurlante, la voiture de la police apparut au virage...

— Ils nous collent au train, Ray ! cria Forrest, anxieux. Accélère !

— Combien sont-ils ?

— Trois.

— Pas question alors d'essayer de tirer dans leurs pneus.

— D'autant plus qu'il ne doit rester que deux ou trois balles dans le chargeur, nota Monica. Et nous ne pouvons tout de même pas abattre ces hommes avec les caméras !

— Ils gagnent du terrain, Ray !

— Merde ! jura le Français. Etre coincé pour une infraction au code, ce serait vraiment du dernier comique ! Surtout après les dangers auxquels nous venons d'échap...

La voiture fit soudain une embardée qui la déporta sur la gauche. Ray tenta de redresser son véhicule mais, inexplicablement, celui-ci répondit mal à la manœuvre et glissa vers la droite pour heurter le trottoir.^L'enjoliveur fut arraché et la Ford, de nouveau, dérapa, vers le côté gauche de l'avenue, cette fois.

— Attention !

Le hurlement démentiel poussé par Monica n'était guère explicite et le Français s'affola un instant :

— Quoi ? Attention à quoi, bon sang ? Tu...

Secoué par les mouvements désordonnés de la

Ford, il n'acheva pas, sidéré en se demandant s'il n'était pas victime d'une hallucination : les villas bordant l'avenue étaient soumises à d'étranges mouvements d'oscillation ! Il y eut un craquement assourdissant et, dans le rétroviseur, il vit derrière eux un immeuble s'effondrer sur la voiture des policemen !

— Oh ! Non ! gémit Irina en serrant convulsivement la main de son compagnon. Un tremblement de terre !

— Mais oui ! grommela Dorval. C'est une série de violentes secousses qui nous a balancés d'un côté à l'autre de l'avenue !

Autour d'eux, les luxueuses villas à deux, à trois étages parfois, s'effondraient dans un vacarme épouvantable en soulevant d'immenses nuages de poussières.

— Fonce tout droit, Ray ! Quelques centaines de mètres encore et c'est la montagne ! Fonce, il n'y a pas d'autre moyen !

— Facile à dire, Harry !

Effectivement, la chose était malaisée. Déjà affectés par les séismes des jours écoulés, ces villas, ces immeubles de ce quartier résidentiel s'effondraient les uns après les autres, déversant sur la chaussée des monceaux de décombres.

La Ford roulait au pas, et devait exécuter un véritable slalom pour progresser, déportée de surcroît par de nouvelles secousses. Ses phares dessinaient un double pinceau lumineux dans l'épaisse poussière qui envahissait le paysage au point de le masquer presque entièrement. Ballottée en tous sens, la voiture fut projetée contre un amas de décombres d'où émergeait une cornière à béton qui fit éclater son pneu avant gauche !

— Cette fois, nous sommes condamnés au footing ! sacra le Français. Il faut grimper cette avenue et gagner le flanc de la montagne. De là-haut nous dominerons le nuage de poussière et pourrons juger de l'importance des dégâts infligés par ce nouveau séisme à Los Angeles.

Il prit dans la boîte à gants la torche électrique, passa autour du cou la courroie de son appareil et saisit son attaché-case renfermant la pseudo-caméra avant d'abandonner la voiture. Forrest, Irina et Monica, eux, s'étaient chargés des autres caméras récupérées sur l'adversaire et ce fut dans cet équipage qu'ils se mirent en marche, toussant et pestant contre la poussière qui les aveuglait. Malgré la torche de Dorval qui ouvrait la marche, ils butaient sur les décombres, sur les blocs de maçonnerie arrachés aux façades éventrées.

Loin en contrebas, l'immense ville californienne était masquée par la poussière qui s'élevait de toutes parts ; l'on ne distinguait plus les lumières, les câbles distributeurs de courant ayant été rompus par les secousses tectoniques, par les fractures du sol, ce qui impliquait des dévastations considérables. Aux grondements souterrains s'ajoutait un tumulte confus, atténué par la distance, où l'on percevait parfois des cris, des hurlements, des sirènes de police, d'ambulances ou le klaxon des pompiers.

Tout proche, un enfant pleurait ; ils s'arrêtèrent, le cœur serré. Dorval promena autour de lui le faisceau de sa torche, localisa les restes d'une villa dont la façade écroulée dévoilait, en un écorché sinistre, la disposition des pièces. Dans le cône de lumière où tourbillonnait la poussière, il distingua la silhouette d'un bambin de quatre à cinq ans, vêtu d'un pyjama bleu, juste au bord de ce qui avait été le parquet de sa chambre ! Cassé en son milieu, ledit parquet formait à présent une sorte de cuvette inclinée sur le. vide ! Le petit lit avait glissé pour buter dans ce creux.

Aveuglé par la lumière, l'enfant tendait les bras, s'avançait vers le bord extrême du parquet incliné, inconscient du danger.

— Ne bouge pas ! cria Dorval en donnant vivement la torche à Monica pour escalader en hâte les décombres.

Il trébucha, se releva, parvint enfin à gravir le monticule de matériaux constitué par la façade effondrée. Maintenant, le bambin n'était plus qu'à deux mètres au-dessus de lui.

— Abaisse un peu la torche, Monica... Là, ça va, le gosse n'est plus aveuglé.

Pitoyable dans son pyjama couvert de poussière, sa tignasse blanche de plâtre, l'enfant, les yeux remplis de larmes, le regardait en sanglotant.

— Saute, mon petit ! Saute ! ordonna-t-il après s'être assuré que ses pieds ne reposaient pas sur des décombres instables.

Hébété, choqué par la terrible émotion due à ce cataclysme qu'il ne comprenait pas, le gamin se laissa tomber plus qu'il ne sauta. Dorval le reçut dans ses bras et, sous le choc, faillit perdre l'équilibre. Serrant ce pauvre enfant contre sa poitrine, il dévala le monticule et rejoignit ses amis.

— Où est Harry ?

— Il fouille les ruines, Ray, de l'autre côté de la villa, répondit Irina en caressant les cheveux du bambin qui, entre deux sanglots, appelait sa mère, son père.

Forrest reparut et secoua tristement la tête en murmurant, en français :

— Rien à faire, Ray. J'ai vu deux corps, celui d'un homme et d'une femme, broyés sous les décombres. Les parents, sans doute...

Le sol se remit à trembler, avec une violence telle qu'ils furent jetés pêle-mêle au pied des ruines. Dans un fracas assourdissant, ce qui restait de la villa s'effondra ; ils se relevèrent pour fuir tant bien que mal vers le milieu de l'avenue, courant avec peine sur ce sol qui se dérobait. Une atroce impression de panique, de terreur irraisonnée s'emparait d'eux devant ce phénomène d'instabilité du sol qui heurtait l'esprit, conditionné par son immobilité apparemment immuable.

La torche électrique en main, Monica ouvrait la marche, suivie par Raymond Dorval qui avait juché le petit rescapé sur ses épaules. D'une voix enrouée par les sanglots, celui-ci ne cessait de réclamer ses parents dont les cadavres gisaient sous les ruines de leur villa.

Monica lui parla doucement, tenta de le rassurer par un mensonge :

— Nous avons vu tes parents s'enfuir à ta recherche, croyant que tu avais pu t'échapper.

Nous les reverrons plus tard. N'aie pas peur ; tu es en sécurité, avec nous.

— Comment t'appelles-tu ? demanda Irina en lui tapotant affectueusement la jambe.

— Tom, pleurnicha-t-il en s'efforçant de tourner la tête en arrière, vers ce qui avait été sa maison, vers le bas de l'avenue envahie par la poussière où il imaginait ses parents, courant pour le retrouver.

Ils marchèrent en silence, lentement ; les villas ravagées se faisaient plus rares et, bientôt ils parvinrent à respirer plus librement. La poussière se dissipait au fur et à mesure qu'ils s'enfonçaient dans la campagne. Le chemin n'était plus qu'un sentier, grimpant au flanc est des Verdugos Mountains.

Au bout d'une demi-heure, ils s'arrêtèrent, essoufflés, les poumons en feu d'avoir respiré ces matériaux pulvérulents faits de terre, de plâtre et de ciment en suspension dans l'air.

Forrest ôta sa veste, l'étendit sur l'herbe au pied d'un massif de mimosas et Dorval y déposa l'enfant :

— Tu vas essayer de dormir, Tom. Nous restons avec toi et, demain, nous irons chercher tes parents.

Monica s'installa à ses côtés, lui prit la main, la caressa, lui parla à voix basse pour tenter d'apaiser son chagrin, son angoisse de se sentir perdu avec des étrangers, loin des siens.

Les deux hommes et la jeune Russe s'étaient écartés, avaient grimpé sur un petit promontoire qui dominait le sentier et leurs regards se portèrent vers Los Angeles ; Los Angeles qu'un immense nuage de poussière enveloppait, troué çà et là par des foyers d'incendies. De toutes parts, des langues de Gammes illuminaient les ruines, dissipant localement les ténèbres de la ville meurtrie privée de courant. La plupart des quartiers étaient éprouvés ; des buildings avaient disparu, écrasant dans leur chute des maisons plus basses, obstruant les avenues.

Très loin, vers l'Ouest, un éclair éblouissant illumina fugitivement le champ de ruines qu'était devenue la fière cité californienne. A l'endroit précis de l'éclair éphémère, une boule de feu fusa dans l'atmosphère et enfla, terrifiante. Une formidable explosion lui succéda, qui se prolongea par des grondements assourdissants.

— Qu'est-ce que c'est ? questionna la jeune Russe, bouleversée, en se rapprochant de l'Américain.

— Probablement les gazomètres de Nordhoff qui viennent d'exploser !

Six autres éclairs trouèrent la nuit, précédant le jaillissement de formidables boules de feu. Les explosions, telle une salve d'artillerie, leur parvinrent au bout de plusieurs secondes et tout l'horizon s'embrasa dans un enfer de flammes tourbillonnantes !

Il y eut une nouvelle secousse, aussi forte que les précédentes et sous leurs pieds, le sol de la montagne tressauta, les projeta dans les buissons. Un peu plus bas, le gamin qui s'était endormi dans les bras de Monica se réveilla en hurlant d'épouvante.

Emue aux larmes devant l'ampleur de cette catastrophe, Irina Taganova se blottit contre l'Américain :

— J'ai vu un film sur Valdivia ([27]), à l'Institut de Géophysique de Moscou. Ce n'était rien, comparé à ce que nous avons sous les yeux ! Et dire que nous devons certainement la vie à ces tueurs du 54/12...

— C'est vrai, approuva Forrest. Au début du séisme, nous aurions pu peut-être leur échapper... pour périr ensuite dans l'effondrement des immeubles !

— Eh ! s'écria Dorval. Que se passe-t-il, là-bas ?

Au loin, les quartiers ravagés par les flammes, à la suite de l'explosion des gazomètres, venaient d'être subitement plongés dans l'obscurité.

— Je ne comprends pas, avoua l'Américain. On dirait que ce gigantesque incendie a été littéralement soufflé, d'un seul coup !

Il resta un instant bouche bée, puis réalisa :

— Mais oui, ce doit être ça ! A cinq ou six cents mètres des gazomètres, sur la butte de Chestworth, se trouve l'un des réservoirs d'eau de la ville, le plus important. La dernière secousse a dû éventrer cette butte, disloquer les digues et précipiter des millions de mètres cubes d'eau sur les quartiers en contrebas ; la violence de ce torrent liquide a soufflé le sinistre, noyé les foyers d'incendie... mais aussi tous les gens qui avaient pu en réchapper !

— Eu égard à l'étendue de la cité, ce n'est pourtant qu'une goutte d'eau et, dans les autres quartiers, le feu poursuivra ses ravages ! observa Dorval.

Ils imaginaient la panique effroyable des survivants, balayés par ce raz de marée, fracassés contre les pans de murs ou simplement noyés comme tous ceux qui, blessés, demeuraient prisonniers des décombres.

Le miaulement des réacteurs d'un avion leur fit lever la tête : un Boeing passa à moins d'un mile, ses hublots éclairés, ses feux de position jetant dans la nuit des éclairs verts et rouges. L'équipage et les passagers devaient être épouvantés à la vue de ce chaos parsemé de foyers d'incendies. Les tours de contrôle des multiples aérodromes de la ville ne devaient plus répondre aux appels du radio de bord demandant la permission d'atterrir. L'avion amorça un lent virage, descendit, survola les ruines fumantes, puis il remit le cap au nord-ouest, sans doute pour atteindre les aérodromes secondaires d'Adelanto ou de Victorville, en bordure du désert Mojave.

Ils suivirent des yeux les feux de signalisation du Boeing qui s'amenuisaient à l'horizon et, soudain, ils se figèrent : dans les premières lueurs de l'aube, deux points lumineux venaient d'apparaître, d'un étrange vert émeraude. Dorval et ses amis contemplaient, avec une émotion toujours renouvelée, l'approche de ces « objets » dits non identifiés.

— Une fois encore, les U.F.O's viennent observer les effets d'un séisme, murmura pensivement Dorval. C'est tout de même curieux cet intérêt manifesté par les Extra-Terrestres à l'endroit des zones dévastées ou qui vont être dévastées par un tremblement de terre. Le fait a été constaté à Agadir, à Orléansville, en Afrique du Nord, à Skopljié en Yougoslavie et en d'autres régions du globe à haute sismicité ([28]).

Les deux disques lumineux se rapprochaient, perdaient de l'altitude.

— Monica ! lança soudain Dorval. Fais des signaux avec la torche, vite ! Ils vont passer à la verticale de notre position !

Et, se tournant vers ses amis avec une moue sceptique malgré tout, il ajouta :

— Il y a peu de chance, en vérité, pour qu'ils remarquent nos signaux. Leur attention doit se concentrer sur l'extraordinaire spectacle de cette cité en ruine dévorée par les flammes... Mais on ne sais jamais.

Surmontés d'un grand dôme hémisphérique, les deux astronefs les survolèrent et poursuivirent leur route silencieuse. Irina Taganova soupira :

— C'eût été trop beau, Ray, qu'ils nous aperçoivent. Et puis, même en distinguant nos signaux, crois-tu qu'ils auraient pu tenter quoi que ce soit pour nous ? La violence de ce tremblement de terre a dû affecter bien d'autres villes de Californie et, en ce moment même, des millions de gens sont dans notre cas, fuyant leurs cités, fous de terreur à l'idée qu'une nouvelle secousse vienne jeter à bas ce qui a pu être épargné. Pourquoi les occupants de ces deux astronefs s'intéresseraient-ils davantage à notre sort qu'au leur ?

— Tu as sans doute raison, Irina, fit-il avec lassitude. Allons, rejoignons Monica et ce pauvre gosse... Qu'allons-nous faire de lui ? Les services publics — du moins ce qu'il en reste — doivent être débordés, dépassés par l'ampleur de la catastrophe. A qui pourrions-nous bien le confier, dans ces conditions ?

— Nous le garderons avec nous tant que nous n'aurons pas trouvé une famille qui consente à le recueillir, décréta la jeune Russe.

— Bien sûr, Irina, bien sûr, approuva-t-il, sans conviction, en se demandant comment ils allaient subsister, trouver des vivres et surtout de l'eau, dans l'immédiat.

Tous trois s'étaient laissé choir sur l'herbe, aux côtés de Monica et de Tom qui s'était endormi, d'un sommeil agité, peuplé de cauchemars, des cauchemars non point issus de son subconscient mais de l'horrible réalité.

Au loin, les deux disques volants plafonnaient au point fixe, au-dessus de Los Angeles. Les premières lueurs du jours atténuaient l'éclat sinistre des incendies et dissipaient peu à peu les ténèbres des autres quartiers encore épargnés par le feu. De noirs nuages de fumée montaient vers le ciel, se mêlant à la chape de poussière qui recouvrait la ville.

Un battement de pales d'hélicoptère se fit entendre : deux énormes Sikorski de la Navy cinglaient vers la cité. L'un se dirigea vers le nord-ouest et l'autre mit le cap sur le sud-ouest, vers Beverly Hills et Santa Monica.

A leur approche, les disques volants s'élevèrent ; leur teinte passa du vert émeraude au rouge rubis pour prendre la tangente. Décrivant un arc de cercle, ils s'immobilisèrent à moins d'un mille, à vol d'oiseau, du flanc des Verdugos Mountains où les deux couples s'étaient réfugiés, avec le garçonnet que le vrombissement des pales avait réveillé.

— Ray, s'écria soudain l'Américain. J'ai aperçu une corniche, un peu plus haut, lorsque nous étions sur l'éperon, tout à l'heure. Nous ne risquons rien d'y aller, pour tenter de refaire des signaux...

— Nous ne risquons rien, en effet, agréa Raymond Dorval. Mais il fait presque jour et l'éclat de la torche ne portera pratiquement pas.

— A quoi bon, Ray ? soupira la jeune Italienne, avec découragement.

Il l'aida à se lever, l'embrassa et répondit, tout en juchant le gamin à califourchon sur ses épaules :

— Ces êtres ont enlevé la plupart des membres du Collège invisible ; il y a à cela une raison, Monica, une raison capitale qui nous échappe. Nous n'appartenons pas à ce groupe clandestin, c'est vrai, mais nous poursuivons — depuis beaucoup plus longtemps que lui — les mêmes buts. Viens, ma chérie, il faut essayer une fois encore d'établir le contact.

Ils gravirent le sentier, dépassèrent le promontoire rocheux et se hissèrent finalement sur une étendue plate, une large corniche qui s'étirait au flanc de la montagne. Tom déposé sur le sol, Dorval examina la corniche : vingt mètres de large sur plusieurs centaines de mètres de longueur. Un sol pierreux, nu, adossé perpendiculairement au versant ouest des Verdugos Mountains.

— Allons couper des branches de pins, ordonna-t-il. Dépêchons-nous !

Ils redescendirent vers la pente boisée, ramassant des pommes de pin, coupant des branches mortes et, pourvus chacun d'une ample brassée, ils remontèrent aussi vite qu'ils le purent sur la corniche.

— Faites trois tas séparés de plusieurs mètres et disposés en triangle. Allumez-les et retournez chercher d'autres branches pour alimenter les feux.

Au bout d'un quart d'heure de va-et-vient, les trois « bûchers » de résineux s'allumèrent enfin pour répandre leurs flammes et leur fumée, probablement visibles d'assez loin.

— Ne les laissons pas s'éteindre ! Il faut les alimenter sans relâche.

Les allées et venues, depuis les pentes boisées jusqu'aux trois foyers se poursuivirent plus d'une heure durant ; tâche épuisante après les émotions et la fatigue de cette nuit de cataclysme. Et soudain, une bouffée d'espoir leur fit oublier leur lassitude : les deux disques volants, rigoureusement immobiles jusqu'ici, venaient de « décrocher » et, après un curieux mouvement d'oscillation, ils se dirigeaient droit sur la montagne.

Dorval et Forrest firent alors tournoyer leurs vestes au-dessus de leur tête tandis que leurs compagnes gesticulaient, criaient, sous les yeux effarés du bambin. Celui-ci finit par comprendre que tous ces feux et ces signaux s'adressaient à ces étranges disques volants. Oubliant un instant les affres de la nuit, Tom sourit, se dressa sur ses petites jambes, ôta sa veste de pyjama et, en riant, il imita ses nouveaux amis, la fit tournoyer à bout de bras.

Les astronefs décrivirent une courbe pour s'immobiliser de nouveau, mais cette fois à une centaine de mètres seulement des rescapés.

— Ils nous ont vus, Ray ! Ils nous ont vus ! cria Monica, les larmes aux yeux, en sautant de joie sans cesser d'agiter les bras.

Avec une lenteur majestueuse et un silence total, les disques auréolés de vert se rapprochèrent. Sous leur face ventrale, des alvéoles sombres apparurent, libérant les éléments télescopiques d'un tripode d'atterrissage. Les deux appareils, attirés par le triangle de feu, allèrent se poser en douceur un peu plus loin.

— Les caméras ! N'oubliez pas les caméras ! jeta Dorval en récupérant la sienne, son appareil et en prenant la main de Tom pour courir vers le premier astronef dont le plan incliné s'était rabaissé vers le sol.

Sans la moindre hésitation, ils gravirent au pas de course la passerelle et ne ralentirent qu'à l'approche de l'écoutille rectangulaire. Il n'y avait personne, au seuil de celle-ci et ils se décidèrent à la franchir pour s'avancer dans une coursive dont la cloison galbée épousait la courbe de l'astronef. Derrière eux, l'écoutille se referma avec un glissement feutré et une vibration légère prit naissance, s'amplifia pendant quelques secondes et s'évanouit.

Ils progressèrent dans la coursive et furent arrêtés par un panneau, lisse, lequel coulissa silencieusement pour révéler un plan incliné, d'apparence métallique mais souple et spongieux lorsqu'ils y posèrent le pied.

— C'est un avion, dis ? questionna Tom, en levant sa petite tête vers Monica.

— Oui, c'est un avion, mon chéri...

Ils gravirent le plan incliné et se retrouvèrent dans une cabine circulaire de cinq mètres de diamètre, coiffée du dôme transparent. En son milieu se dressait un poste de commande, également circulaire, autour duquel s'affairaient... des nains ! Des humanoïdes nains revêtus d'une jaquette orange et d'une espèce de short noir qui paraissait trop grand pour leurs jambes grêles. Humanoïdes, certes, mais au faciès étrange avec ces yeux obliques, très écartés l'un de l'autre et tirés sur les tempes.

— Des yeux de lapin ! songea Dorval, sidéré.

L'un d'eux avait abandonné le poste de commande et s'était avancé. Sa bouche, réduite à un simple trait, pratiquement dépourvue de lèvres, esquissait ce qui devait être un sourire. Il inclina par deux fois la tête et, d'une voix curieusement aiguë, déclara dans un anglais parfait :

— Soyez les bienvenus à bord de notre appareil, amis. Je suis le commandant Thorg.

Il s'inclina de nouveau et poursuivit :

— Nous avons failli ne pas apercevoir vos signaux. Vous auriez dû vous éloigner davantage de la ville en ruine ; mais peut-être n'en avez-vous pas eu le temps ?... Pas de blessés, parmi vous ?

— Heu !... Non, répondit Forrest, bouleversé autant que ses compagnons par ce premier contact avec des Extra-Terrestres.

Tom, lui, ne paraissait pas le moins du monde bouleversé mais bien plutôt intrigué, voire, amusé par ces êtres qui n'étaient guère plus hauts que lui !

— Nous étions sur le point d'abandonner nos recherches en vol, lorsque nous avons enfin aperçu vos signaux, Harry Forrest.

L'Américain cilla, estomaqué :

— Vous parlez couramment l'anglais et vous savez mon nom ?

— Et aussi celui de vos compagnons, oui, répondit le commandant Thorg en regardant tour à tour les Terriens.

Il considéra un instant le bambin, entre Dorval et Monica, puis :

— Votre enfant ?

— Non, commandant, le détrompa le Français. Nous l'avons recueilli dans les ruines de sa maison. Il s'appelle Tom...

L'Extra-Terrestre hocha la tête et une lueur attristée passa dans ses yeux étranges :

— Je comprends... Mais ne vous étonnez pas que je connaisse vos noms et votre aspect physique, fit-il en revenant sans transition à leurs premiers propos. Notre mission était de vous enlever, grâce au professeur Hammerstein qui nous communiqua les coordonnées de l'immeuble d'Harry Forrest. Le professeur pensait qu’Irina Taganova devait se dissimuler chez lui ; par eux, nous pouvions espérer vous atteindre sans trop de difficultés, Raymond Dorval et vous, Monica Rimbaldi...

— Nous enlever, répéta le Français, vivement intéressé. Nous allons donc savoir enfin pourquoi nos amis du Collège invisible...

— Désolé, Dorval, l'interrompit le commandant Thorg, mais il ne m'appartient pas de vous renseigner personnellement sur ce point. Avant longtemps, nous aurons rejoint notre quartier général où vous retrouverez tous vos amis du Collège invisible. Et puisque la première partie de notre mission a réussi, nous devons nous efforcer à présent d'accomplir la seconde : récupérer Bill Howard et tous les ufologues venus à la convention de Los Angeles... Du moins, ceux qui auront pu survivre à ce terrible séisme.

A la base du dôme transparent s'alignaient des casiers, de dimensions diverses, un peu semblables à ceux des consignes automatiques que l'on trouve dans les gares. L'Extra-Terrestre en ouvrit un et conseilla :

— Vous pouvez vous débarrasser de ces... pseudo-caméras. Ici, vous êtes hors d'atteinte des hommes du 54/12 et n'avez rien à redouter.

Tandis qu'ils déposaient dans le casier les caméras « prises à l'ennemi », dont l'être de petite taille ne semblait rien ignorer, ce dernier s'adressa à l'Américain :

— Nous possédons un plan de votre ville, Forrest, néanmoins, en raison des dévastations qu'elle a subies, vous nous serez d'un précieux secours pour localiser les immeubles où vivaient vos amis.

— Je l'espère, commandant Thorg. Cependant, le repérage ne sera pas facile, à cause justement de ces dévastations. Où est ce plan ?

Il l'entraîna vers le tableau de commande circulaire où cinq autres créatures de petite taille manipulaient des manettes, des boutons, en suivant attentivement les indications lumineuses qui s'inscrivaient sur des cadrans. Thorg s'installa sur un siège — à sa taille — devant un grand écran incliné à quarante-cinq degrés et enfonça une touche : l'écran s'alluma et il fit défiler successivement les secteurs d'un plan, manifestement usagé, de Los Angeles.

— Mais, c'est un plan que l'on trouve couramment dans le commerce ! s'étonna Irina Taganova.

— Il appartient au professeur Hammerstein, répondit la créature en tournant curieusement son œil gauche vers elle, sans remuer la tête.

— J'ai faim, dis ! se plaignit le gamin en tirant sur la jupe de Monica.

Le commandant Thorg fit pivoter son siège, lança un ordre à l'un des « hommes » de son équipage et s'approcha de l'enfant :

— Nous allons te donner à manger, Tom. Tu verras, cela a le goût de l'orange. Tu aimes les oranges, au moins ?

Le gamin considéra la créature qui ne le dépassait que d'une tête et fit la moue :

— Sûr, c'est pas mauvais... Mais tu aurais pas du chocolat ?

La bouche linéaire de l'Extra-Terrestre se fendit en un « large » sourire, tout comme celle de ses passagers, d'ailleurs :

— Non, Tom. Désolé, pas de chocolat, ici. Mais tu en auras plus tard, quand nous rentrerons à... notre base.

— Et maman ? Et papa ? La dame, fit-il en montrant Monica, a dit qu'on allait les chercher. Tu vas les prendre, hein, avec ton avion ?

Refoulant son émotion, la jeune Italienne prit l'enfant dans ses bras et s'efforça de lui montrer une mine enjouée :

— Ne t'inquiète pas, Tom. Nous irons à leur recherche... bientôt. Viens, nous allons regarder tous les deux le tableau de bord de... l'avion.

Ce projet visant à distraire le gamin fut remis à plus tard : l'un des membres de l'équipage revenait distribuer aux Terriens des sachets plastiques remplis d'une gelée violine, substance nutritive ayant un agréable goût d'orange.

En « tétant » son petit déjeuner, Forrest revint auprès du commandant Thorg installé devant l'écran sur lequel s'étalait le plan de la ville.

— Là, indiqua-t-il, à l'intersection de Camarillo Street et de Cartwright Avenue. C'est là qu'habite Bill Howard.

Thorg donna quelques ordres à l'équipage et l'astronef s'inclina sur son assiette pour voler dans cette position oblique. Instinctivement, les Terriens avaient écarté les bras, à la recherche d'un point d'appui pour éviter de perdre l'équilibre mais, à leur grande surprise, ils restèrent tout à fait perpendiculaires au plancher de métal sans même avoir l'impression de risquer une chute ! Sur leur droite, à travers le cockpit transparent, ils apercevaient le ciel bleu ; sur leur gauche, en revanche, ils découvraient — depuis la très haute altitude où évoluait l'astronef — la tache claire de Los Angeles et l'immensité du Pacifique voilés çà et là de nuages.

De son œil « latéral » gauche, le commandant Thorg avait remarqué l'instinctif mouvement de désarroi de ses passagers qu'il rassura en ces termes :

— Le champ gravito-magnétique de ces appareils oriente en permanence la direction intérieure de la pesanteur artificielle ; nous pourrions tout aussi bien voler « sur le dos » et vous ne tomberiez pas davantage.

L'inclination de l'astronef qui descendait rapidement leur permettait d'embrasser l'étendue de la ville maintenant baignée de. soleil ; une ville aux trois quarts détruite, jonchée de raines, ravagée par d'innombrables incendies, tout comme si elle avait subi un bombardement systématique, un pilonnage d'artillerie lourde !

— Quel désastre épouvantable ! gémit Monica, bouleversée, après avoir déposé le gamin sur le parquet pour lui éviter cette vision d'horreur.

L'Américain secoua la tête, désemparé :

— Je crains bien de ne plus m'y reconnaître, Thorg. Il n'y a plus que des ruines ! Des quartiers complets ont été jetés à bas, réduits en monceaux de décombres... Il faudra suivre, remonter le cours de la Los Angeles river en guise de repère. Quand nous serons parvenus à sa source, aux abords de Vineland Avenue, nous volerons en droite ligne vers le carrefour de Camarillo Street.

— Une rivière est toujours un bon repère, approuva Thorg en manipulant ses commandes tout en suivant, sur un écran auxiliaire de télévision, le ruban grisâtre de la Los Angeles river qui serpentait à travers l'immense champ de ruines.

L'astronef s'immobilisa enfin à la verticale de la source du cours d'eau, très étroit au cœur de la cité. La rivière paraissait jaillir d'un colossal amas de décombres, au creux de Valley Heart, à l'amorce du grand Vineland Boulevard jalonné de buildings en partie effondrés.

— Un peu plus au nord-ouest, conseilla l'Américain, terriblement inquiet en observant une colonne de tanks, de puissants chars d'assaut qui achevaient de démolir les pans de murs trop menaçant et qui risquaient de s'écrouler.

— Là, Thorg, c'est là ! cria-t-il, la gorge nouée par l'émotion tandis que l'appareil s'immobilisait une fois encore, seulement à deux cents mètres de haut, à la verticale du carrefour précédemment localisé sur le plan.

» C'était là, rectifia-t-il, qu'habitait Bill Howard. Là, sous cette montagne de décombres !...